jeudi 25 février 2010

Portrait du poète entre deux guerres 1















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On ne finit plus de découvrir, redécouvrir Jean Sénac. Même si c’est un peu tard, il n’y a pas lieu de faire la fine bouche. En fait, nous assistons à l’aboutissement à ciel ouvert du long, lent, patient et obscur (pour reprendre un terme que Jean Sénac affectionnait) travail que ses amis fidèles et admirateurs de longue date ont entrepris dans le silence et parfois l’adversité. On doit au regretté Rabah Belamri, poète et écrivain, trop tôt disparu une part notable de l’ancrage de l’œuvre de Sénac dans le paysage universitaire. Le relais a été depuis longtemps assuré par l’efficace et talentueux, Hamid Nacer-Khodja (un poète encore qui figurait parmi les exécuteurs testamentaires désignés de la main de Sénac). C’est donc tout à fait naturel, en quelque sorte, que de le retrouver aux côtés de Marie Virolle pour nous offrir un Spécial Sénac dans la tenace revue Algérie Littérature/Action. Dans leur commune présentation les deux initiateurs de ce numéro exclusif notent que Jean Sénac fut « un auteur aussi polygraphe que paradoxal ». Son œuvre, progressivement révélée (dans le domaine romanesque, de la critique littéraire, de la dramaturgie …),reste pourtant « insaisissable ». Algérie Littérature /Action qui a déjà accueilli ses écrits de Sénac, prolonge l’exploration de l’œuvre de Sénac.Le lecteur pourra ainsi découvrir une série de textes en prose de l’écrivain. Tel que « Impressions sous la lune », son premier texte publié et illustré par lui-même dans Le Pique Bœuf, un hebdomadaire destiné au moral des soldats qui paraissait au Maroc entre 1944 et 1946 ! Il faut préciser que le poète fut « engagé volontaire pour la durée de la guerre », affecté dans un bataillon de l’armée de l’air,près de Blida ! Polygraphe, Jean Sénac, l’était avec une gourmandise scripturaire qui laisse parfois pantois. Il note tout, comme dans ce « Journal 1947 Sana » : du déjeuner du jeudi 9 janvier à 22h chez Brua avec Roblès ( Emmanuel) ,fondateur de la revue Forge, où il doit remettre une note de lecture- sans lendemain- sur « la poétesse kabyle jeteuse de sorts », Amrouche… aux mythiques rencontres de Sidi-Madani où il avoue avoir « terriblement souffert ». «La plupart des hôtes de là-bas m’ont déçu ;je leur ai demandé trop; Je les ai sans doute aussi déçus. Seuls Cayrol et Camus, peut-être Dib et Parain (Brice) m’ont compris ». Une note de mars 1948. En passant par les incessantes interrogations du croyant,ce fils sans père indéterminé, élevé par sa mère dans un « catholicisme baroque » (H-N.Khodja) qui ressort de la Chapelle du sanatorium où il était hospitalisé à Rovigo (Meftah, aujourd’hui) avec dans les oreilles ces terribles paroles de Saint Mathieu : « Tout arbre qui ne produit pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu » ! Mais le poète qui s’interroge sur le péché vit cependant des instants de bonheur : son amitié avec le peintre Sauveur Galliéro qui lui rend visite et lui offre « une boîte d’aquarelle » ou la réception de lettres de Roblès et de Randau. Il note : « Camus aussi, une belle et affectueuse lettre qui m’a fait chaud en cœur ». Cette première lettre d’Albert Camus à Sénac a été déjà publiée dans Poésie au sud, Jean Sénac et la nouvelle poésie algérienne d’expression française (Archives de la ville de Marseille, 1983). Nous sommes encore loin de la confrontation douloureuse qui opposera le « hijo » (ainsi nommé affectueusement par Camus) à son père spirituel à propos de »la question algérienne ». Les documents présentés par ce Spécial Sénac, nous donne à lire et à voir un jeune homme dont l’ambition avouée est d’être un écrivain reconnu, de « monter à Paris », à l’instar des aînés : Emmanuel Roblès, Camus, Jules Roy … Note du mercredi 8 janvier 1947 à 10h : « Hier soir, chez Charlot (nouvelle librairie qui était au 17, rue de l’ex-rue Michelet à Alger ), j’ai rencontré Jules Roy qui m’a dédicacé ses poèmes. Venu pour l’interviewer, je suis resté tout bête devant lui, incapable de prononcer une parole. Sa franchise, sa gentillesse ont refoulé mes instincts de journaliste et je n’ai pu - sous le coup de l’émotion – que me taire et aimer Roy en silence ». Ils deviendront des amis, et Jules Roy- initialement éveillé aux réalités de l’Algérie coloniale par Camus- aura des positions plus tranchées - en rupture avec les atermoiements du philosophe…C’est assez étonnant de découvrir un Sénac timide, peu loquace, lequel, selon des témoignages postérieurs, était un bavard méditerranéen impénitent. Ainsi le portait de l’artiste,ou plutôt « d’artisan de la langue » comme il le précise, en son « dur métier », s’ébauche par touches successives.En particulier dans un inédit, un manuscrit qui se trouve à la Bibliothèque nationale d’Algérie, « Lettres à un ami » dont Algérie Littérature/Action nous propose des extraits : « …En poésie, je te dois des comptes car celui qui écrit se donne toujours en public. …J’essaie d’écrire à la mesure de l’homme avec une innocence d’enfants. Et j’écris surtout pour les humbles car ma mère est ouvrière. Tous mes meilleurs amis sont des gars du peuple… ». Maintenant, Sénac ne se considère plus catholique, « tout juste à peine chrétien » ne supportant plus « le bois de la croix » … Yahia El Wahrani n’est pas loin et son cri parmi l’état-major des analphabètes "sous le soleil des armes" prendra forme avant même l’insurrection libératrice de Novembre. Edifiant aussi le « témoignage d’un Européen d’Alger », intitulé "La race des hommes", paru dans Le Monde Ouvrier du 23-30 mars 1956, où il reprend le héros de La Porte étroite d’André Gide, Jérôme et le précipite dans la fournaise de la guerre de libération algérienne. Pathétiques, déchirantes et cependant pleines de certitudes nouvelles les réflexions de son personnage, par lequel, Sénac semblait déjà répliquer à Camus : « « D’autres avant lui avaient connu cette terrible condition, en France pendant la Révolution et plus tard en Russie, en Amérique du sud. Il y a parfois de l’impudeur à rester pur quand le désespoir a tout empesté. A un certain degré cette inconfortable pureté devient notre complice de l’injustice. Au sein de la violence, seule la violence des opprimés peut renverser la violence des maîtres. Gandhi est pour demain et notre travail,sans doute,est de le vouloir dès aujourd’hui ». Propos on peut plus actuels. Ajoutons, parmi cette première partie documentaire un autre inédit qui s'intégre dans le seul roman publié du poète. : L’Ebauche du père. Autant d’écrits qui sont ainsi l’ébauche éloquente du Jean Sénac de la maturité et de ses œuvres abouties.
Il nous reste à présenter les précieuses contributions diverses et les élégantes peintures et graphismes des artistes-peintres Aksouh et Hamid Tibouchi. Pour clore, provisoirement, cette chronique : tout simplement, merci à Marie Virolle et Hamid Nacer-Khodja. En espérant que l’ouvrage soit effectivement présent dans les rayonnages des bonnes librairies algériennes.


A.K.

Proses inédites de Jean Sénac, Algérie Littérature /Action, 133-136, revue publiée par MARSA éditions.126 pages

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